Sous les carrosseries lustrées des VTC savoyards et derrière les compteurs traditionnels des taxis, c’est une guerre de tranchées qui se livre. À la faveur de l’absence de régulation efficace, Uber est accusé d’envahir sans vergogne les territoires des acteurs historiques du transport automobile.
Aux origines du conflit : un territoire automobile en état de siège
Depuis plusieurs saisons, la Savoie est le théâtre d’une confrontation brutale sur le terrain de la mobilité professionnelle. Le 23 avril 2025, taxis et VTC locaux, regroupés sous l’Association des Transporteurs Savoyards de Personnes, ont porté plainte contre Uber France devant le procureur de la République d’Albertville. Cette action vise à dénoncer des pratiques qu’ils jugent « déloyales et destructrices » pour leur modèle d’exploitation.
La plainte cible plusieurs comportements illicites : présence massive de chauffeurs Uber venus d’Île-de-France, absence du retour obligatoire à leur base après les courses, maraude illégale, sans oublier le non-respect des obligations d’affichage professionnel. Résultat : une saturation du terrain automobile local, des taxis bloqués dans leur zone de chalandise pendant que des VTC non régulés captent une clientèle essentielle pour leur survie économique.
En appui à ces accusations, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Depuis janvier 2025, 31 opérations de contrôle ont été menées par les forces de l’ordre, débouchant sur 70 constats d’infraction, selon les données officielles de la préfecture de la Savoie.
La mécanique du conflit : modèles automobiles contre plateforme numérique
Le cœur du conflit repose sur une différence fondamentale dans l’organisation de l’activité automobile. Le modèle traditionnel impose aux taxis et VTC locaux des contraintes strictes : respect des trajets précommandés, retour au dépôt après la course, affichage réglementaire, maintenance et homologation des véhicules selon des normes précises.
En face, le modèle Uber, porté par sa puissance numérique et ses applications de réservation immédiate, brouille les lignes. En exploitant les failles du contrôle administratif, Uber déploie ses véhicules comme des taxis déguisés, sur des axes touristiques clés, en plein cœur de la Savoie. « Aujourd’hui en Savoie, vous avez de très nombreux chauffeurs qui viennent de toute la France et notamment de banlieue parisienne stationner et circuler en quête de clients sans retourner chez eux », dénonce Me Jonathan Bellaiche, avocat des transporteurs savoyards.
Cette implantation sauvage dérègle totalement la mécanique du marché. Les taxis et VTC locaux, eux, sont liés à leur territoire par des charges fixes lourdes : achat ou location de véhicules agréés, assurance spécifique, entretien renforcé, normes d’équipements. L’afflux de chauffeurs Uber hors cadre mine ce modèle en imposant une concurrence immédiate sur les mêmes routes, pour les mêmes clients, sans en subir les contraintes structurelles.
Une bataille judiciaire sur fond de lutte pour la mobilité régulée
Face à cette situation explosive, les taxis et VTC savoyards ont choisi l’offensive judiciaire. La plainte déposée s’appuie sur plusieurs fondements : concurrence déloyale, travail dissimulé, exercice illégal d’une profession réglementée et pratiques commerciales trompeuses.
Le préfet de la Savoie, François Ravier, avait rappelé dès février 2025 que les règles de la circulation des VTC imposaient un strict retour à la base, en insistant sur la nécessité de différencier taxis et VTC pour éviter le chaos sur la voirie et la concurrence sauvage. Malgré ces rappels, sur le terrain, l’impression laissée est celle d’une course-poursuite permanente où les taxis traditionnels jouent en permanence en défense.
Les chauffeurs savoyards demandent ainsi plus qu’une indemnisation. Ils réclament que soit restaurée une logique de mobilité encadrée, respectueuse des règles établies et protectrice des métiers du transport automobile.
L’impact politique sur la mobilité automobile locale
Le bras de fer dépasse les seules considérations économiques. Il soulève une question politique majeure : l’État peut-il continuer à laisser dériver la régulation de la mobilité professionnelle sous la pression des plateformes ? À défaut d’une réponse rapide, ce sont toutes les professions réglementées de l’automobile — taxis, VTC, transport adapté — qui verront leur modèle laminé, leur investissement réduit à néant face à une concurrence qui n’assume ni les mêmes charges, ni les mêmes responsabilités. La situation pourrait aussi contraindre les taxis à baisser leur prix.
En Savoie, cette confrontation, nouvelle étape dans la guerre sans fin entre taxis et Uber, pourrait bien constituer un signal d’alerte : dans le paysage français de la mobilité, il ne s’agira bientôt plus seulement de savoir qui roule, mais surtout selon quelles règles.